« Quelquefois un reflet momentané s’allume
Dans la vue enchâssée au fond du porte-plume
Contre lequel mon oeil bien ouvert est collé
À très peu de distance, à peine reculé;
La vue est mise dans une boule de verre
Petite et cependant visible qui s’enserre
Dans le haut, presque au bout du porte plume blanc
Où l’encre rouge a fait des taches, comme en sang. »
(Raymond Roussel–« La vue ».)
Regard attiré.
C’est aussi cela la photographie, avoir le regard attiré par quelque chose, une singularité, l’éclair d’une réalité.
Le singulier de la photographie, on pourrait aussi le dire du croquis dans son immédiateté, allers-retours qui nous assaillent parfois.
Rilke écrivait « J’apprends à voir », la photographie entraine parfois dans le tourbillon de cette sensation qui, très vite, nous devient indispensable.
Quand, atttirés par un évènement, une figure, une situation, ou encore quand nous choisissons un thème ou recevons une commande,
nous ressentons toujours cette nécessité de pas « laisser échapper ».
Nous voulons réussir, ne rien rater, c’est souvent un besoin furieux.
Qui n’a jamais enragé d’avoir mal préparé son matériel, où, dans le cas d’instantanés, de ne pas l’avoir emporté?
Pulsion de saisir ces instants au travers de ce qui attirait notre oeil, de ce que nous lui avions confié comme mission de rapporter.
Mais après tout, nous sommes dotés d’une mémoire qui devrait pourvoir à ce besoin de garder en souvenir l’image de ces moments.
Est-ce le peu de confiance que nous luis accordons qui nous pousse à photographier ces reflets momentanés de nos vies?
Disparition.
Ne serait-ce pas plutôt lié à l’angoisse de notre disparition?
On dit couramment d’une photographie qu’elle capture l’instant, reproduit une réalité, exprime une athmosphère.
Et s’il s’agissait autant, et de manière plus essentielle, de nous inscrire plus profondément dans cette réalité, comme si nous nous y encordions dans l’espoir de ne pas en être délogés?
Nous nous gravons ainsi dans le réel du monde avec l’espoir d’y être imprimés, d’éviter la chute comme l’alpiniste crante sa prise le plus solidement possible.
Ainsi, dans cette relation au réel, nous cherchons aussi à éviter notre chute, notre mort, notre disparition, dans ce qui ne semble n’être q’une capture, celle du reflet de notre regard.
Permanence.
Rendre permanent ce reflet de nos existences est ainsi parfois plus important que notre intention consciente de produire une photographie.
Si c’est bien le cas, en photographiant nous cherchons inconsciemment à atteindre notre Être profond.
Ce désir de sauvegarde est comme un pulsion d’immortalité.
C’est notre regard que nous photographions dans une dialectique: « saisir-être saisi ».
Nous nous approprions ce reflet momentané.
Mais pourquoi avons-nous été attirés par ce que nous photographions, de façon instantanée ou construite?
Là encore, c’est de nous qu’il s’agit, mais de quels aspects de notre complexité?
Mise en Monde.
Mon intuition est qu’il s’agit d’échanges cachés entre notre Être conscient, notre Être profond et ce Monde d’où nous nous refusons à disparaître.
Le regard, nos modèles intérieurs, qui façonnent les résultats photographiques, fonctionnent ici comme des réseaux articulaires.
Ils interagissent en produisant des ensembles de résultats.
Nous en sélectionnons certains.
Dans la recherche de créations, cette étape est ll’illumination .
Dans le cas des photographies de loisir qui constitue l’écrasante majorité (85% des photos sont réalisée avec des smartphones !), il s’agit simplement du choix et des décisions de conservation.
Alors que nous croyions appréhender le réel, nous nous étions placés dans un jeu de miroirs.
Poser ainsi cette relation masquée à l’acte photographique a l’intérêt de contribuer à la compréhension de l’engouement universel inattendu, incroyable pour la photographie; une véritable explosion.
Après tout, les progrès technologiques récents ont boulversé l’accessibilité dans bien d’autres domaines (musique, écriture, plastique…), sans pour autant susciter de résultats comparables aux 3,5 milliards de photos réalisées par jour dans le monde.
Photographier c’est donc aussi se fixer soi-même dans l’état de vivant, d’existant, quelque soit la catégorie dans laquelle se situe l’acte de photographier.
Ces reflets momentanés de nos existences sont des signes de notre passage au Monde, comme dans notre photo d’en-tête, ces scintillements du soleil sur les truites du bassin.
Fleuves souterrains.
Dans ce jeu entre notre Être en vie, la vie des autres, l’angoisse de notre fin et le spectacle de la fin des autres, nous nous employons à survivre à nous-mêmes.
Nous avons du mal à ne rien faire, à nous confronter à nous mêmes, à nos Êtres nus.
Mais là aussi, dans ce labyrinthe, des mondes secrets travaillent notre inconscient comme des fleuves souterrains.
Ils charrient nos besoins de marquer la matière du Monde de l’empreinte de nos existences, tant nous est fondamentalement insupportable la sensation, le savoir de notre disparition inévitable.
Ces empreintes peuvent être de toutes sortes, sociales, créatrices, passionnelles…
Mais, c’est bien l’impression de maîtrise de ce processus qui en est la clé indispensable, car il nous permet de balayer dans un coin, hors de pensée, la certitude de notre fin.
Révolution.
La possibilité d’un retournement instantané de l’objectif, né avec les smartphones, crée le phénomène photographique le plus immense jamais apparu, le « selfie« .
L’approche existentielle que nous avons livrée ici nous permet de mieux comprendre ce tsunami photographique.
Déjà, la numérisation avait ouvert la voie à une appropriation de masse de cette forme de capture du vécu.
À présent, l’auto-portrait en situations infinies vient servir de marqueurs de vies, de graveurs de présence au monde, y compris dans des mondes « Potemkine ».
Dans un article précédent sur la photographie de masse, j’en arrivais à la conclusion que cela n’allait pas compromettre l’irruption de talents ni celle de vocations dans la création photographique.
En écrivant ce texte, je persiste à croire que l’appropriation massive d’une technique dans des buts prosaïques n’est en rien une menace pour la création.
Au contraire, l’usage par le plus grand nombre d’êtres humains de ces techniques en rend la compréhension et l’usage expressif plus accessible, prometteur.
Depuis le XIXème siècle et l’apparition de « la chambre photographique », les gestes de la photographie ont été progressivement simplifiés, maîtrisés par une population grandissante.
Aujourd’hui, la familiarisation de tous avec cet outil ouvrira probablement des voies inexplorées.
En attendant, cela apporte au plus grand nombre une nouvelle forme de thérapie rampante à l’angoisse commune de notre fin.
Nous assistons à une véritable ruée vers une photographie prothétique, rassurante, parfois euphorisante, bien utile à une humanité assaillie de plus en plus par « L’horreur économique« .
Recherche.
Ce besoin d’illusion de notre permanence au Monde, est une cause primale de nos recherches de dérivatifs.
Ces recherche nous révèlent des univers qui deviennent souvent comme des drogues ou nous y livrent carrément quand nous en sommes dépourvus..
Travail, passions, vocations, tout un panel que nous utilisons à cette fin pour que disparaissent les horribles visions de notre vulnérabilité, parfois terreur de l’inéluctable.
Une recherche par nature inconsciente, mais vitale.
Voilà probablement la raison profonde, existentielle de cet engouement planétaire incroyable pour la photographie à présent à la portée de tous.
Nous nous y inscrivons à notre façon..
Surprise.
En terminant ce texte, j’ai eu envie de lire l’intégralité du poème dont je vous livrais un extrait en exergue.
Commençant là où je m’étais arrêté, je découvris les vers qui suivent, comme si l’auteur m’avait deviné:
« La vue est une très fine photographie
Imperceptible sans doute, si l’on se fie
À la grosseur de son verre dont le morceau
Est dépoli sur un des côtés, au verso;
Mais tout enfle quand l’oeil plus curieux s’approche
Suffisamment pour qu’un cil par moments s’accroche. »
(Raymond Roussel-la vue-suite..
À BIENTÔT…