« Écrire, c’est tenter de savoir ce qu’on écrirait si on écrivait… »
Marguerite Duras (Écrire/Gallimard-1993)
J’écoutais sur « France culture » Alain Damasio, l’écrivain de science-fiction, parler de son dernier ouvrage (Les furtifs), quand je l’entendis citer ainsi Marguerite Duras.
Je sus à l’instant qu’il venait de m’offrir le thème de mon nouvel article.
J’achetais ce petit livre.
Je découvrais une merveille.
J’allais essayer d’adapter cette citation au photographe.
« Photographier,… »
Photographier, c’est utiliser un appareil de prises de vues photographiques, en maîtriser l’usage, pouvoir ainsi « capturer » une image choisie et l’exploiter.
Pas si simple.
Il me faut déjà un appareil qui me convienne, dont je contrôle suffisamment l’usage pour obtenir quelque chose approchant mon intention.
Déjà à ce stade, on voit que cela n’a pas le même sens ni les mêmes implications, selon qu’on se situe au milieu du XIXème siècle ou au début du XXIème.
Dans mon article précédent, « Privilégier le N&B, mystères d’une démarche« , je décrivais le chemin parcouru durant cette période pour la photographie couleurs.
Alors, s’agissant de l’ensemble de la technologie photographique, on pense à son évolution prodigieuse, ses jaillissements et ses disparitions successives.
Cela a l’air bien plus compliqué que de commencer à pianoter sur le clavier de son ordinateur ou de saisir une plume
À voir...
Notre époque est justement celle où prendre une photo d’une qualité « présentable » est devenu une banalité.
On peut d’ailleurs lire sur ce sujet mon article « Photographie de masse, menace sur la création?« .
Se servir d’un appareil permettant des prises de vues, et profiter de toutes ses possibilités, se rapproche de plus en plus de l’utilisation d’un ordinateur.
Certains restent attachés aux anciens appareils, allant de la chambre avec plaques aux appareils analogiques sophistiqués.
On pense à certains mélomanes privilégiant les disques vinyles et les platines.
À part ces exceptions, les difficultés n’apparaissent et ne grandissent qu’à proportion de nos exigences.
Photographier n’est donc plus une activité qui se distingue de l’acte d’écrire par une difficulté d’ordre technique.
« …c’est… »
Depuis l’apparition en France dans les années 1950 du « Brownie Flash » (Kodak-Pathé), le règne de la facilité dans le domaine de la photographie est apparu pour ne jamais cesser d’évoluer.
Années 1960, c’est au tour de « l’Instamatic »de Kodak qui poussait la simplicité jusqu’au chargement par cassette contenant la pellicule.
Pour l’anecdote, Buster Keaton sera en 1963 l’acteur d’un petit film publicitaire destiné à promouvoir l’Instamatic 100.
Photographier devient donc un « jeu d’enfant » dès les années 1950 (je me souviens de mon premier Brownie Flash !).
Aujourd’hui, les appareils auto-focus, aux automatismes complets et de bonne facture sont usuels et financièrement abordables.
Mais c’est la sophistication des systèmes photos embarqués dans les smartphones qui allait déclencher une envolée des prises de vues dans le monde.
En 2017, 1.200 milliards de photos auraient été prises dans le monde, soit 3,2 milliards de clichés par jour dont 85% par des smartphones !!
En réalité, prendre une photo devient plus facile qu’écrire, on peut photographier n’importe quoi, n’importe comment.
Souvent, cela remplace même le regard :
« …tenter de savoir… »
Nous en arrivons à ce qu’il peut y avoir de commun entre écrivain et photographe ayant l’exigence de faire « oeuvre ».
On parle toujours de la page blanche de l’écrivain, et pour le photographe ?
Dans une démarche sincèrement créative, il ne sait pas.
Il ne connaît pas au départ le « modèle intérieur » qui va le conduire, le plus souvent inconsciemment .
Comme l’écrivain, il cherche.
Bien entendu, d’abord, il ne trouve pas.
M.Duras l’exprime bien quand elle écrit plus loin dans le même essai:
« L’écriture c’est l’inconnu. Avant d’écrire on ne sait rien de ce qu’on va écrire. Et en toute lucidité ».
Alors tenter de savoir, mais où chercher ?
Avec quoi?
Pourquoi ?
Ce qui rassemble les créateurs, de génie ou de circonstance, c’est bien cette impossibilité de « savoir » avant que nos désarrois débouchent sur une de nos visions intérieures.
Ces visions sont notre être profond et nous pouvons passer à côté d’elles toute notre vie, donc sans rencontrer ce qui nous habite et nous constitue inconsciemment.
Chercher dans une démarche sincèrement créatrice, c’est donc se livrer à l’angoisse du vide.
En résumé, une machine à douter.
Pour la plupart de ceux qui creusent dans cette sens, ce sera source de moments où l’envie de tout lâcher menace.
Mais aussi de moments d’enrichissement personnel inégalables.
D’où le titre de cet article qui a pu vous étonner, « Un photographe ne devrait pas dire cela… ».
Ce n’est pas seulement un clin d’oeil à un livre qui en 2016 provoqua foule de commentaires.
Il s’agit plutôt de dire cette détresse cachée qui a précédée bien des vernissages.
Et encore, c’est sans parler de ces moments où l’absence d’idées, l’impossibilité de rencontrer ces visions intérieures, ces sensations de source tarie, oppressent au point de vouloir renoncer.
La force de ces tempêtes est telle qu’on reste souvent longtemps sans pouvoir photographier, béance d’un vide.
Tout cela fabriquant une impression de ne pas être au niveau de ses exigences, de ses rêves
Le sentiment désespérant d’un désir hors d’atteinte.
Paraphrasant à nouveau Marguerite Duras :
« Je peux dire ce que je veux, je ne trouverai jamais pourquoi on photographie et comment on ne photographie pas ».
« …ce qu’on photographierait… »
Je pense que le désir de créer agit comme un courant sous-marin qui emporte tout, une force inouïe et invisible.
Ce besoin de photographier, pour certains irrépressible, va contribuer à nous entrainer dans l’action.
Après ces moments parfois douloureux, il nettoie le regard.
On voit d’une manière nouvelle, et qui pourtant était en nous.
Moments délicieux, oubli de l’obscurité dans laquelle on s’était senti plongé.
Mais alors, d’où vient, en quoi consiste la découverte de « ce qu’on photographierait »…?
Cela sera le fruit d’un travail inconscient, déjà abordé dans « l’illumination photographique« , un article précédent.
Sur cette rampe du doute, du refus de chercher l’approbation, le chemin est périlleux.
Nos modèles intérieurs sont « en veille », l’exigence de s’en rapprocher, de vivre ce qui nous habite, voilà les conditions de cette illumination.
Ce doute et ces chemins sont, dans une autre démarche, ce que peint Caravage dans « L’incrédulité de Saint Thomas ».
Mais de mon point de vue, il faut surtout lire le travail de Jacques Hadamard sur « la psychologie de l’invention dans le domaine mathématique ».
Dans cet essai de 1945, il décrit les méandres de l’illumination qui déclenche la découverte.
Voilà ce qui se rapproche le plus de mon expérience personnelle dans le domaine de la photographie.
C’est ainsi que les idées jaillissent, parfois au réveil, suivant une conversation, ou sans raison.
Photographier, c’est entrer dans un de ces mondes où il faut se méfier des repères, des habitudes.
Savoir « risquer de perdre son chemin » comme le disait le Rabbi Nahman de Brastlav.
Car les itinéraires insinués par des idées dominantes cachent les « petits cailloux » de notre identité créatrice.
Créer en photographie est donc aussi une affaire de détours, d’évitements, de refus d’évidences unanimes.
Voilà le prix du plaisir de se découvrir un peu plus à chaque photographie, au sortir de sa « boite ».
« …Si on photographiait… »
Ainsi nous fabriquons un accès à cet appel qui nous habite, en l’occurrence, photographier.
Ces moments où nous avons eu envie de tout envoyer promener deviennent eux aussi modèles intérieurs.
Tout aura donc concouru à l’irruption de cette envie, celle qui libère en nous ce plaisir de sentir ce qu’il nous faut photographier.
Ce besoin de photographier, est alors devenu d’autant plus précieux qu’il nous est apparu lointain, presque disparu.
Déclencher l’obturateur n’est plus une décision mais un accomplissement, une manifestation de notre ouverture au monde, aux autres.
Ainsi, nous nous situons dans le monde en le photographiant, et parmi les autres en les photographiant.
Mais photographier dans une démarche de recherche créatrice n’a pas l’exclusivité de ces attributs.
La photographie pratiquée ordinairement par des milliards d’individus peut aussi conduire à des chemins de cet ordre.
Des sites comme Instagram ou Facebook sont remplis de ces photos souvent désuètes, mais quand même « visions » du monde, de son entourage, ou encore de « soi au monde » avec les « selfies ».
Je pense que photographier c’est dans tous les cas une façon de se positionner, d’installer le « dehors », parfois de le hiérarchiser.
L’explosion, la progression du nombre de photos réalisées, expriment bien cette soif d’être au monde, dont la possibilité d »aboutissement n’avait jamais connu un tel média dans l’histoire de l’humanité.
Plutôt que de tenter de hiérarchiser la qualité de ces photos, il serait intéressant de s’interroger sur les effets produits par cette nouvelle facilité de se projeter dans l’existence.
Et si photographier était un aller-retour du regard ?
Clap de fin avec Marguerite Duras, un extrait du même texte:
« L’écriture c’est l’inconnu. Avant d’écrire on ne sait rien de ce qu’on va écrire. Et en toute lucidité ».
À bientôt…