Chercher quelque chose que l’on sait exister, mais qu’on ne voit pas…
Opter pour la création d’une photo en noir & blanc est un cheminement révélateur d’un type de recherche.
Il s’agit probablement de l’expression d’une intention d’aller au delà des apparences, de son propre miroir.
Quel est cet appel qui, malgré la possibilité de la couleur, nous pousse à renoncer à ce qu’on voit?
À quoi correspond ce besoin?
De quelles significations profondes est-il porteur?
Nous allons chercher à percer ce mystère.
Histoire ancienne
À partir des inventions de Niepce et Daguerre dans les années 1830, les progrès furent constants dans le domaine des techniques photographiques, s’agissant notamment de la recherche de procédés couleurs.
En 1868, date du brevet, Louis Ducos du Hauron découvre un principe de photographie en couleurs avec un système « trichrome » et à l’aide de trois plaques.
1891, Gabriel Lippman obtient le prix Nobel pour la découverte d’une nouvelle technique d’obtention de photographies en couleurs, cette fois ci à partir d’une seule plaque.
La mise au point de surfaces sensibles souples est due en 1884 à George Eastman qui en 1881 avait déjà créé une société, c’était « Kodak »…
C’est en 1906 que les frères Lumière mettent au point le premier « autochrome » destiné à la projection. Leur procédé reprend la technique du « trichrome » sur une seule plaque et à l’aide de divers microfiltres.
Histoire moderne
Il faut attendre 1936 pour la mise sur le marché des premières pellicules couleurs « Agfacolor ».
Deux américains, L.Mannès et L.Godowsky, les améliorent, le brevet est alors acquis par Kodak, et baptisée « kodachrome ».
En 1942, naît la pellicule « kodacolor ».
L’Ektachrome, plus abordable par les amateurs verra le jour en 1946.
Les pellicules couleurs connurent de nombreuses innovations dans cette deuxième partie du XX ère siècle progrès et changements dans cette deuxième partie du XX ère siècle, mais toujours au moyen du bromure d’argent, et de la gélatine, principes de base de l’Agfacolor et du Kodachrome.
Malgré ces évolutions et les possibilités d’accès facilitées vers la photographie en couleur, elle va longtemps rester cantonnée aux travaux de reportages et à une utilisation « grand public ».
Je pense que la première véritable consécration artistique de la couleur associée à la photo peut être liée, dans les années 1960, à Andy Warhol et ses travaux à partir d’une cabine « Photomaton » ou ses « Polaroïd ».
Andy Warhol’s « Photomaton »
La période reine du Pop-Art sera brève pour la photographie, elle survit en grande partie grâce au marché de l’art.
Pendant ce temps, ce qu’il est convenu d’appeler les « grands photographes », ont continué à s’exprimer en N&B, aux USA aussi bien qu’en Europe et ailleurs.
Révolution numérique
L’aube du XXI ème siècle est aussi celle de la photo numérique et de ses appareils.
On doit le premier appareil photo numérique, à Steven sasson, ingénieur travaillant chez Kodak, il l’invente en 1975.
Sony produit son « Mavica » dès 1981, puis c’est le développement commercial de cette révolution qui va conquérir le monde de la photographie.
En 1994, Apple lance le premier appareil grand-public du genre, le « quick take », en référence à une rapidité de prise de vue inédite .
L’engouement se poursuit, mais Kodak qui fut à la source de cette révolution ne saura pas s’y adapter, la société dépose son bilan en 2012 après 111 ans d’exercice.
(photo Jean-Noël Lafargue-Paris.)
La photographie analogique survit, peut-être connaîtra-t’elle un rebondissement restreint comme le disque vinyle aujourd’hui.
Mais, au mieux, ce sera un effet de mode tant le numérique a atteint une immense qualité dans presque tous les domaines, pour peu qu’on s’adresse à un très bon laboratoire pour les tirages.
Combien de fois à l’occasion de vernissages m’a-t’on demandé si je travaillais en argentique?
Mon ami Fabrice Boehmann, fondateur du laboratoire « Photographys » à Strasbourg, était chaque fois aux anges…!
L’entrée en force de la photographie couleur dans le marché de l’art, va justement coïncider avec l’apparition d’innovations technologiques importantes.
Ce seront les caméras numériques à très haute définition, les perfectionnements de « Photoshop » et autres logiciels spécialisés dans le « post-traitement », les dos numériques « moyen format » et les capteurs “plein format”.
Dans ce contexte, pourquoi « privilégier » le N&B ?
Réponse d’emblée, « Je ne sais pas« , d’autant que la couleur s’impose parfois.
Puis, au fur et à mesure de conversations, d’introspections, une idée floue de réponse apparait, mais elle reste insatisfaisante étant donnée la posture qu’elle implique par rapport à la couleur.
Son côté « supérieur » est insupportable, et évidemment faux, inapproprié.
J’étais donc dans l’évitement.
Il fallait plonger, chercher dans les non-dits ce que je ne voulais pas voir, mon modèle intérieur, cette ombre compagnon.
Mon article précédent, « De la visée à l’oeil », allait m’y conduire.
D’abord une constatation : Ce que nous montrons dans nos photo en N&B est faux, impossible, inexistant.
Une fois posé cette évidence, pourquoi mon attirance pour cet inexistant, ces faux ?
Pourquoi donc ma persistance dans ces représentations ?
Est-ce parce que ma passion naissante de la photographie est née sous les auspices des grands de la photo N&B ?
Est ce parce que je pense que ce choix m’aidera à approcher leur génie ?
Je ne le pense pas, les piétinements de mon travail m’en auraient dissuadé depuis longtemps.
J’en arrive à penser qu’il s’agit plutôt d’une façon de se confronter à soi même dans des visions dont nous ne pouvons nier l’inutilité hors de notre être réel.
Ce qu’on sait exister, ce sont nos visions, ce qu’on ne peut observer, une réalité intérieure.
Nos visions sont nos réels, parvenir à les exprimer, c’est pour certains répondre à un appel irrépressible.
Il est normal que certaines “visions” se correspondent, se parlent où trouvent des correspondances dans nos échanges
On le découvre notamment quand, à un moment donné, une œuvre se met à “nous parler”.
C’est encore plus flagrant s’agissant de photos N&B où il ne peut y avoir de confusion avec le réel visible.
Raisons d’un choix
Privilégier le N&B en photographie, c’est aller à la recherche de l’autre, du “presque semblable”, de celui qui partage ces “visions”.
Mais c’est aussi, renoncer à communiquer avec tous les spectateurs.
Parlons, sans y prétendre, des avant-gardes dans les arts.
Comme le montrait Abraham Moles dans ”Théorie de l’information et perception esthétique”(Flammarion-1953), la perception des oeuvres d’art s’organise en deux types d’informations.
Nous recevons à la fois des informations sémantiques et esthétiques.
Nous déchiffrons les premières en fonction de la proportion de ce qu’elles ont de familier pour nous, de ce qu’elles recèlent d’éléments connus, déjà vus, redondants, donc accessibles sans efforts, laissant ainsi plus ou moins de place au travail de déchiffrement des informations esthétiques de l’œuvre.
Pour les secondes, les informations esthétiques, et s’agissant d’avant-garde, nous avons beaucoup plus de difficultés d’accès, plus de distance par rapport à l’oeuvre.
Jackson pollock- « Drip discovery »
C’est la mécanique du rejet des productions d’avant-garde, qui offrent peu de repères au spectateur quand il n’est pas préparé à cet exercice qu’est la découverte d’une oeuvre d’art.
En effet, il nous faut renoncer au premier abord à l’exigence d’une émotion immédiatte, pour accéder ensuite, parfois au bout d’un certain temps, à une perception plus clairvoyante, vraiment rémunératrice.
Privilégier le N&B, c’est à la fois proposer des chemins bien connus, et mentir sur ce que nous montrons.
C’est utiliser un procédé familier, redondant, mais pour montrer du faux.
Nous écartelons la vérité, la transformons en vision intérieure, prenant ainsi le risque du rejet, mais courant la chance d’aller à la rencontre d’un explorateur, d’un découvreur.
C’est aussi une partie de notre plaisir de créer.